Aide à l’Ukraine et avoirs immobilisés russes : comprendre les enjeux

La position de la Belgique sur les avoirs souverains russes – environ 185 milliards d’euros auprès de la société Euroclear à Bruxelles – interpelle et fait couler beaucoup d’encre. Notre vice-premier ministre Maxime Prévot fait le point sur la situation.

Soutien financier à l’Ukraine : différentes pistes

Notre soutien à l’Ukraine a toujours été et reste indéfectible. On n’abandonnera jamais l’Ukraine. Depuis le premier jour, la Belgique apporte un soutien militaire, financier et logistique à l’Ukraine et sa population. Et nous entendons bien continuer à le faire.

Le pays connaît un moment charnière, et a un urgent besoin de soutien financier de plus d’une centaine de milliards pour à tout le moins maintenir ses institutions et services à la population et assurer sa résistance à l’agression russe pour les deux années qui viennent. Il est essentiel pour la Belgique de participer à la réponse aux besoins financiers de l’Ukraine dont la résilience de sa population et le courage de ses forces armées impressionnent. Il n’y a jamais eu aucun doute là-dessus. Car la sécurité de l’Ukraine est notre sécurité. La défaite de l’Ukraine serait aussi celle du droit international, et, disons-le, de l’Europe ; ce serait la victoire de la loi du plus fort et la porte ouverte à d’autres velléités hégémoniques et déstabilisatrices de la Russie.

Néanmoins, il y a plusieurs options pour répondre à ce besoin. Les débats donnent l’impression que la seule option est d’utiliser les avoirs immobilisés de la Banque centrale de Russie mais ce n’est pas le cas. Nous avons toujours plaidé pour d’autres options, notamment celle d’un emprunt classique contracté par l’UE, comme plusieurs ont été faits durant la période du Covid. C’est l’option la plus facile et rapide à mettre en place. C’est l’option par ailleurs la plus solide juridiquement et économiquement. A contrario, l’option d’utiliser les avoirs russes comporte des risques énormes et de nombreuses incertitudes, sur les plans juridique, économique et financier. Il n’y a aucun précédent à cela. Même lors de la Seconde guerre mondiale, les Alliés n’ont pas fait cela. Des traités internationaux protègent les avoirs souverains des différents États du monde. Et quelle que soit la forme finale du plan de paix qui adviendrait, il est clair que ces avoirs immobilisés joueront un rôle dans celui-ci.

Quels sont ces risques ? Nous avons répété depuis des mois nos inquiétudes quant à cette idée. Nous avons répété que, si malgré tout la piste devait être suivie, les risques devaient absolument être couverts par tous.

Risques concernant la solution des avoirs russes immobilisés

Premièrement, il faut s’assurer que les risques pour l’Etat belge d’une telle opération soient complètement mutualisés. Imaginez par exemple que la Russie attaque en justice la Belgique suite à cette décision d’utilisation de ses avoirs depuis notre territoire et que la Russie gagne, qui payera la facture ? La seule Belgique ne saurait faire face au remboursement de ces près de 200 milliards (si l’ensemble est pris), auxquels pourraient s’ajouter des dédommagements et des compensations pour pertes économiques de plusieurs milliards supplémentaires. C’est plus que le budget fédéral annuel ! Ce serait un désastre budgétaire inimaginable qui pourrait mettre notre économie et notre sécurité sociale en danger indescriptible. Cela tombe donc sous le sens que ce risque doit être mutualisé (c’est-à-dire partagé aussi avec les autres pays européens) mais dans l’état actuel des textes, ce n’est pas le cas. Autre risque : que la Russie, en représailles, décide de saisir les fonds belges, voire mêmes des entreprises privées et industries à capitaux belges ou européens qui se trouvent sur son territoire ou le territoire de ses alliés. Elle a déjà menacé notre pays et l’Europe.

Deuxièmement, il faut protéger Euroclear. Cette société ne peut pas avoir à subir seule les conséquences d’une telle décision. C’est d’autant plus important que s’agissant d’un acteur financier majeur, son affaiblissement aurait un impact tout aussi majeur sur les marchés européens, et des conséquences économiques néfastes pour tous. Pour assurer la solidité de l’opération pour Euroclear, celle-ci doit recevoir en échange de la part de la Commission européenne ce que l’on appelle dans le jargon financier un instrument financier négociable productif d’intérêts. En outre, si les dizaines de milliards mis en gage devaient être restitués immédiatement à la Russie, il faut qu’Euroclear puisse avoir la certitude de disposer des liquidités nécessaires. Et donc que les partenaires européens s’engagent concrètement à cette mise à disposition immédiate des milliards requis auprès d’Euroclear. La Banque centrale européenne a indiqué ne pas pouvoir couvrir cette opération. Si le signe est donné aux autres pays du monde que leurs avoirs souverains stockés en Europe peuvent être instrumentalisés sur base d’une seule décision politique, le risque subsiste d’un retrait massif de leurs fonds et par voie de conséquence d’un effondrement des places financières européennes et de l’euro.

Troisièmement, si on devait néanmoins avancer sur cette voie, nous considérons qu’il ne faut pas seulement mobiliser les avoirs en Belgique, mais l’ensemble des avoirs russes immobilisés dans l’Union européenne. Il en existe aussi dans d’autres pays. Or on se focalise uniquement sur la Belgique, où la somme la plus importante est concentrée. C’est une question de cohérence, de justice et de solidarité. A nouveau, il n’y aucune raison que la Belgique assume seule la décision et concentre tous les risques.

Garanties demandées à la Commission européenne

Le problème, c’est que nous n’avons pas été suffisamment entendus jusqu’ici par la Commission européenne et qu’il n’a à ce jour pas été adéquatement tenu compte de nos préoccupations. Certains ont pensé que la Belgique céderait, de guerre lasse. Mais cela n’a jamais été notre intention. Nos demandes pour protéger la Belgique et les Belges sont légitimes et raisonnables. N’importe quel autre Etat dans cette situation demanderait la même chose pour protéger sa population et son économie.

Notre porte est toujours restée ouverte et l’est encore. Mais nos préoccupations ne peuvent pas être minimisées. Il est inacceptable d’utiliser l’argent et de nous laisser seuls face aux risques. Nous ne cherchons pas à nous opposer à nos partenaires ou à l’Ukraine ; nous cherchons simplement à éviter des conséquences potentiellement désastreuses pour un État membre à qui l’on demande de faire preuve de solidarité sans que la même solidarité ne lui soit accordée en retour.

Récents contacts avec la Commission

Gageons qu’après des mois de mobilisation, et fort de l’unanimité du soutien politique de la Chambre, les contacts récents noués par notre Premier Ministre avec la Présidente de la Commission et de nombreux chefs d’Etat ou de gouvernement permettent qu’une solution robuste pour les besoins de l’Ukraine puisse s’esquisser dans les prochains jours et qu’il soit possible de tenir compte de nos prérequis. À mon niveau, je m’emploie ardemment à diffuser nos messages auprès de mes homologues pour que leur prise de conscience de cette équation favorise une solution.