« Exposer l’extrême-droite pour mieux la désarmer »

« Exposer l’extrême droite pour mieux la désarmer » : une conférence éclairante qui analyse la montée préoccupante du phénomène en Belgique et, plus largement, à l’échelle européenne. À travers des échanges riches et approfondis, des spécialistes reconnus de l’extrême droite en Belgique et au-delà ont partagé leurs analyses. Retour sur cet événement marqué par la profondeur des dialogues et des débats.

Notre député bruxellois Mounir Laarissi, organisateur de cette conférence, a introduit cet évènement.

« Député bruxellois et enfant de l’immigration victime de racisme, j’ai tenu à organiser la conférence « Exposer l’extrême droite pour mieux la désarmer » pour décrypter les rouages de sa propagande électorale et médiatique, et nous armer de résistance. » a-t-il insisté.

Dans son introduction, il a rappelé l’importance des outils démocratiques qui existent pour lutter contre l’extrême droite, comme le cordon sanitaire médiatique qui est un exemple éclatant, prouvant qu’il est possible de tenir tête à la haine et au cynisme politique lorsqu’on y met les moyens. Mais il alerte sur les réseaux sociaux qui amplifient la polarisation et banalisent les discours extrêmes, les thématiques de l’extrême-droite s’infiltrent dans le débat public, la plupart du temps sans qu’elle ait besoin de gouverner pour imposer ses idées.

Il a également appelé à être vigilant vis-à-vis de différents textes législatifs en préparation, aux tentations sécuritaristes, qui pourraient menacer nos libertés fondamentales protégées par notre Constitution et la Convention européenne des droits de l’Homme, s’ils manquent de garde-fou. « C’est précisément en traçant ces lignes rouges que nous réaffirmons, avec Les Engagés à tous les niveaux de pouvoir, notre boussole inébranlable : les droits humains et l’État de droit constituent nos valeurs cardinales, sources d’espoir pour un combat politique résolu et victorieux contre les dérives autoritaires. » a-t-il insisté.

Le jettois a ensuite cédé la parole aux trois chercheurs, spécialistes de l’extrême-droite.

54919287857 F486ae98e5 O

Le premier intervenant, François Debras, de l’ULiège, professeur associé au sein du Centre d’Études Démocratie et spécialiste des discours d’extrême-droite, a commencé par définir ce qu’on entend par « l’extrême droite », pour ensuite présenter ses évolutions et comment elle se manifeste aujourd’hui en Belgique.

54919333972 384e2614f9 5k
Définition de l’extrême-droite

Comment définir l’extrême-droite dans le domaine des sciences politiques ?

L’extrême-droite est traditionnellement définie à partir de trois notions imbriquées : l’inégalitarisme, le nationalisme et le sécuritarisme.

L’inégalitarisme postule que les êtres humains sont naturellement inégaux, et que ces différences, souvent présentées comme raciales ou culturelles, justifieraient une hiérarchie entre les groupes humains. Depuis les années 1980-1990, en réponse à la législation contre la haine raciale, l’extrême-droite a adapté son discours en substituant le terme « race » par celui de « culture » ou de « religion », essentialisant ainsi l’identité des individus et les rendant inassimilables à la société d’accueil.

Le nationalisme, quant à lui, promeut l’idée d’une nation homogène, pure et menacée, qu’il faudrait protéger contre les influences extérieures. Cette notion a évolué vers un nationalisme défensif, focalisé sur la préservation d’un patrimoine culturel ou d’une identité perçue comme en danger.

Le sécuritarisme, enfin, vise à renforcer les dispositifs de contrôle et de coercition, notamment en matière d’immigration et de justice, pour protéger la nation des menaces intérieures et extérieures.

Ces trois notions sont systématiquement présentes dans les discours d’extrême-droite, même si tous les nationalistes ou partisans de la sécurité ne relèvent pas nécessairement de cette idéologie.

Son évolution

Quelles ont été ses principales évolutions et transformations au fil du temps, et comment se manifeste-t-elle aujourd’hui en Belgique ?

Face à l’évolution des lois, l’extrême-droite a opéré une « dédiabolisation » de son image, en utilisant des mots et des propositions qui contournent la législation, comme les concepts flous de « grand remplacement », d’« ensauvagement » ou de « dé-civilisation ».

En Belgique, la loi organique des renseignements de 1998 définit l’extrémisme comme toute proposition ou discours contraire aux droits humains et à l’état de droit, ce qui permet d’analyser la présence de l’extrême-droite au-delà des partis politiques, dans les politiques publiques et le débat public. Ainsi, la politique migratoire belge, marquée par de nombreuses condamnations pour violation du droit d’asile, peut être qualifiée d’extrémiste selon cette définition.

Il est instructif d’examiner le programme du Vlaams Block des années 1990, qui proposait plusieurs mesures telles que la suppression du commissaire royal à l’immigration, la publication de statistiques liant criminalité et nationalité, la création d’un ministère dédié à l’asile et à l’immigration, un durcissement des conditions d’accès à la nationalité, la déchéance de la nationalité pour certains individus, la restriction du regroupement familial, une augmentation des budgets consacrés aux expulsions, ou encore la mise en place d’une police spécifique pour les étrangers. Fait notable : toutes ces politiques ont été proposées et mises en œuvre malgré le fait que l’extrême-droite n’ait jamais exercé le pouvoir en Belgique !

La parole a ensuite été donnée à Jean Faniel, Directeur général du Centre de recherche et d’information socio-politiques et spécialiste de la vie politique belge. Il s’est penché sur la situation de l’extrême droite actuelle en Belgique, sur les influences internationales, la disparité entre Régions, et les stratégies à mettre en oeuvre pour renforcer la résilience démocratique et restaurer la confiance politique.

54919358672 Aba512b365 5k
Montée d’une « international réactionnaire » et influence sur la politique belge

Dans quelles mesures la montée d’une « internationale réactionnaire » incarnée par Donald Trump aux Etats-Unis ou encore Viktor Orban, Marine Le Pen et Giorgia Meloni en Europe, influence-t-elle les discours et les thématiques portés par l’extrême-droite en Belgique, ainsi que la réception de ces discours dans leur électorat ?

Malgré des différences notables entre elles – Marine Le Pen et Giorgia Meloni adoptent par exemple des positions divergentes sur l’Union européenne, l’OTAN ou la Russie –, les extrêmes-droites partagent des équivalents fonctionnels dès lors qu’elles accèdent au pouvoir, comme on l’a vu avec Viktor Orban ou Donald Trump.

Ces équivalents fonctionnels reposent sur trois éléments majeurs : le rejet des règles démocratiques (affaiblissement de l’état de droit, attaques contre l’indépendance de la justice, contestation des résultats électoraux), la délégitimation des opposants (transformés en ennemis ou traîtres), et l’encouragement de la violence (assaut du Capitol aux Etats-Unis).​ Partout où l’extrême-droite prend le pouvoir, les droits humains sont remis en cause, souvent au nom de l’ordre et de la sécurité.

Face à ces idéologies, les démocrates doivent défendre les droits humains et l’État de droit, qui constituent les garde-fous contre l’inégalitarisme, le nationalisme et le sécuritarisme. L’extrême-droite n’est pas seulement un phénomène politique, mais aussi un ensemble de discours, de propositions et d’actions qui s’inscrivent dans le débat public, et qui doivent être analysés à l’aune des principes fondamentaux de la démocratie.

Disparité entre Régions

Comment expliquer, en Belgique, le contraste électoral entre les trois Régions dans le vote en faveur des partis d’extrême-droite, et en quoi la Région bruxelloise présente-t-elle une situation singulière à cet égard ?

54920213711 34d4ef1515 6k

Le CRISP vient de publier un ouvrage collectif intitulé L’extrême-droite en Belgique[1], soulignant que cette idéologie se concentre surtout en Flandre, incarnée par le Vlaams Belang. En 2004, un électeur sur quatre en Flandre votait pour ce parti. Aujourd’hui, le Vlaams Belang reste crédité à plus de 25% des voix en Flandre, a terminé premier aux dernières élections européennes de 2024 avec plus d’un million d’électeurs ! Jusqu’ici, l’extrême-droite n’avait jamais accédé au pouvoir en Belgique, mais le 13 octobre 2024, le Vlaams Belang est entré pour la première fois dans l’exécutif communal de trois communes, dont Ninove, où Guy D’Haeseleer est devenu le premier bourgmestre d’extrême-droite depuis la Seconde Guerre mondiale.

À Bruxelles, la dynamique est singulière : côté francophone, l’extrême-droite n’a jamais connu de percée, tandis que côté néerlandophone, le Vlaams Belang a été le premier parti néerlandophone au conseil de la VGC, au point que les règles électorales ont été modifiées pour limiter son influence. Le cordon sanitaire médiatique, particulièrement fort, continue de jouer un rôle central, même si les réseaux sociaux l’ont partiellement affaibli. Mais l’extrême-droite peine à mobiliser un nationalisme belge, ce qui limite sa portée nationale.

Renforcer la résilience démocratique et restaurer la confiance politique

Face à la montée des discours d’extrême-droite, quelles stratégies et actions concrètes peuvent-être mises en œuvre pour renforcer la résilience démocratique et restaurer la confiance politique ?

Il convient de rester vigilant. On croyait l’Allemagne à l’abri de l’extrême-droite, mais ces dernières années ont vu sa réémergence, tout comme au Portugal, pourtant marqué par une longue dictature. La crise économique reste un facteur clé, non pas parce que les plus pauvres votent nécessairement pour l’extrême-droite, mais parce qu’un sentiment de déclassement peut se cristalliser, y compris dans des milieux aisés.​

La crise de la démocratie représentative joue un rôle majeur : la défiance envers le personnel politique est aujourd’hui plus forte qu’envers les syndicats ou la justice. Les initiatives de démocratie participative pourraient, en ce sens, aider à revivifier les pratiques démocratiques et à restaurer la confiance.​

La « dédiabolisation » de l’extrême-droite, autrefois cantonnée aux marges, reste un défi. En Belgique francophone, la lutte se fait sur le terrain des idées, des réunions publiques et du cordon sanitaire médiatique. Mais lorsque les idées d’extrême-droite sont reprises par d’autres partis, la banalisation s’accélère et la lutte s’en trouve fragilisée, au profit des partis d’extrême-droite.​

Les médias et les partis politiques ont un rôle crucial à jouer. Pour préserver les droits fondamentaux et l’état de droit, il reste beaucoup à faire, notamment face à des dérives policières lors de manifestations ou à des atteintes à la séparation des pouvoirs, comme le montre l’avant-projet de loi Quintin.

[1] Biard, Benjamin et Gustin, Archibald (dir.). L’extrême-droite en Belgique. Bruxelles : Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP), 2025.

Enfin, François Heinderyckx, de l’ULB, professeur et conseiller de la Rectrice pour l’Alliance universitaire européenne CIVIS, spécialiste de communication politique, a identifié les stratégies de communication de l’extrême droite, et comment le cordon sanitaire pourrait être repensé pour mieux faire face aux discours politiques non filtrés diffusés sur les réseaux sociaux.

54920439133 995b7776f0 5k
Stratégie de communication de l’extrême droite

Quelles sont les principales stratégies de communication déployées par l’extrême-droite sur les réseaux sociaux et les médias traditionnels en Belgique ?

Les stratégies de l’extrême-droite sont clairement identifiables : elles ont vu le jour au début du XXe siècle et se sont perfectionnées au fil du temps. Sa propagande est opportuniste, s’appuyant sur les éléments du contexte social et économique pour toucher les citoyens dans leur quotidien. Même si son fond idéologique reste inchangé, il s’exprime à travers des problématiques concrètes, en attirant l’attention sur le sentiment d’injustice, de victimisation ou d’isolement ressenti par une partie de la population, pour mieux proposer une alternative incarnée par les partis d’extrême-droite.​ Ces mouvements ont soigneusement investi les terrains délaissés par les autres formations politiques, en particulier les quartiers populaires, créant ainsi un sentiment fort d’appartenance et de reconnaissance auprès de personnes souvent marginalisées ou en situation de déclassement, ce que l’extrême-droite exploite habilement.

Le cordon sanitaire médiatique, autrefois rigide, a été mis à mal par la montée des scores de l’extrême-droite, qui a pu ainsi s’inviter dans le débat public, à la télévision, en France ou en Flandre. L’expérience montre que les confrontations médiatiques n’ont pas déconstruit leur discours, bien au contraire, car celui-ci repose sur des slogans et des dénonciations, pas sur des argumentations rationnelles. L’extrême-droite a compris, bien avant l’ère des réseaux sociaux, que l’outrance et la provocation sont des leviers puissants pour attirer l’attention et se faire connaître.​ La rhétorique de l’extrême-droite surfe sur la dénonciation d’un « système » corrompu, responsable de toutes les crises – climatique, migratoire, économique, sociale, politique. Longtemps marginalisée des médias traditionnels, l’extrême-droite a su contourner cette exclusion en exploitant les nouveaux médias, s’adaptant aux évolutions du paysage audiovisuel avec la privatisation des chaînes et la montée des réseaux sociaux.

Comment adapter le cordon sanitaire aux défis numériques contemporains

La loi de Brandolini souligne qu’il faut beaucoup plus d’énergie pour réfuter une fausse information que pour la diffuser. Dans un contexte où les réseaux sociaux permettent une diffusion directe et non filtrée des discours politiques, dans quelle mesure le cordon sanitaire médiatique reste-t-il un outil pertinent et efficace, et comment pourrait-il être repensé pour mieux répondre aux défis numériques contemporains ? Comment les acteurs politiques porteurs d’un message nuancé peuvent-ils utiliser des outils numériques pour créer un dialogue et, à ce titre, créer un lien avec des publics en rupture ? Pensez-vous que les réseaux sociaux offrent un véritable espace pour faire de la pédagogie et contrer efficacement la désinformation ?

Le cordon sanitaire médiatique belge intrigue énormément à l’étranger, car c’est un dispositif unique au monde. On me demande souvent s’il ne contrevient pas à la liberté d’expression. Bien au contraire, il repose sur une idée simple : la liberté d’expression s’accompagne d’une responsabilité. Il s’agit donc d’éviter que des formations politiques ouvertement anti-démocratiques puissent s’exprimer en direct, sans filtre, et sans contradiction. L’objectif n’est pas de censurer, mais de recadrer des propos susceptibles de contrevenir à la loi. La Wallonie, et plus largement la Belgique francophone, se distingue par l’absence de percée durable de l’extrême-droite, alors que ses voisins frontaliers (Flandre, Pays-Bas, France, Allemagne, Royaume-Uni) connaissent tous une résurgence de ce type de mouvements. Pourtant, les paramètres socio-économiques — désindustrialisation, chômage, précarité — sont souvent similaires à ceux observés dans ces régions. La seule différence notable réside dans le cordon sanitaire médiatique, qui empêche l’extrême-droite de s’installer durablement dans l’espace public et électoral.

Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est la manière dont les réseaux sociaux bousculent cet équilibre. Leur fonctionnement n’a rien de neutre : tout est conçu pour maximiser le temps d’écran, en jouant sur l’outrance et l’émotion – la peur, la colère, le rire, l’indignation. Les contenus modérés, nuancés, y trouvent de moins en moins leur place. Les algorithmes orientent le débat vers la polarisation, réduisant des sujets complexes à des positions caricaturales. L’impact néfaste des « fake news » sur les réseaux sociaux est sous-estimé. À force de répéter les mêmes contrevérités, celles-ci parviennent à imposer une forme de plausibilité, même chez ceux qui n’y adhèrent pas vraiment. Bien que le « Fact-checking » soit indispensable, il ne touche pas toujours les lecteurs déjà affectés par la fausse information. Pour contrer les « fake news », deux méthodes me semblent particulièrement efficaces. La méthode du “sandwich” : d’abord rappeler les faits, puis dénoncer le mensonge, enfin réaffirmer les faits. À cela s’ajoute le « Pre-bunking, qui consiste à anticiper la circulation d’un faux discours pour mieux s’en prémunir : par exemple, annoncer à l’avance que Donald Trump pourrait contester les résultats avant même l’élection prépare les esprits à décrypter ce type de rhétorique.

Les médias traditionnels ne sont pas exempts de tout reproche : eux aussi contribuent à cette logique binaire du “pour ou contre”. Or, c’est précisément cette absence de nuance qui nourrit l’extrême droite aujourd’hui. Je constate aussi que le marketing a pris une place envahissante dans la presse, souvent plus dans le but de générer du clic que de promouvoir une véritable ligne éditoriale. Je m’inquiète également de la montée en puissance de chaînes comme CNews en France, sur le modèle de Fox News aux Etats-Unis, qui montrent que l’instrumentalisation politique des médias traditionnels n’est plus un tabou. Autrefois considérée comme impossible en Europe, cette tendance s’installe bel et bien. Il ne faut pas négliger cette chute progressive, domino après domino, de grands médias démocratiques rachetés – comme le Washington Post ou CBS – illustration de la fragilité du paysage médiatique occidental.